Un arrêté modifiant les conditions de la conduite automobile dans les maladies d’Alzheimer et apparentées a été publié le 28 mars 2022. L’arrêté établit « une incompatibilité définitive à la conduite pour les patients souffrant d’une maladie d’Alzheimer ou apparentée (MA2) dès le stade 3 de l’échelle de Reisberg. »
Pour la majorité d’entre nous, la première question suscitée par cet arrêté a été de s’interroger sur cette échelle, qui n’est guère utilisée en gériatrie comme en neurologie en 2022. D’où vient-elle ? Est-elle adaptée à l’évaluation d’un trouble neurocognitif ? A quoi correspond le stade 3 ? Le stade 3 détermine-t-il de façon pertinente l’apparition de troubles visuo-spatiaux ou attentionnels justifiant l’arrêt de la conduite ?
Le groupe de travail sur la Conduite Automobile piloté par la FCM répond à la question.
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Echelles globales dans les maladies d’Alzheimer et apparentées
Les troubles neurocognitifs, au premier plan desquels la maladie d’Alzheimer, évoluent de façon insidieuse et progressive. Plusieurs échelles ont tenté d’en définir des stades de sévérité, essentiellement à des fins de recherche. Ces échelles globales d’altération ont pour objectif « d’évaluer un changement cliniquement significatif basé sur une évaluation exhaustive ou multidimensionnelle. » L’évaluation exhaustive ou multidimensionnelle doit inclure au moins la cognition, le comportement et le fonctionnement (Reisberg et al., 1997). L’échelle de sévérité la plus couramment utilisée en recherche clinique est la Clinical Dementia Rating (CDR), mais la Functional Assessment Staging (FAST) et la Global Deterioration Scale (GDS) ont eu leurs heures de gloire.
L’arrêté nous incite à nous intéresser à nouveau à la GDS ou échelle de Reisberg (Reisberg et al., 1982). Cette échelle conçue pour la maladie d’Alzheimer lui définit sept stades : absence de déclin cognitif, déclin cognitif très léger, déclin cognitif léger, déclin cognitif modéré, déclin cognitif modérément sévère, déclin cognitif sévère et déclin cognitif très sévère. Chaque stade est défini par un regroupement de symptômes cognitifs, fonctionnels, comportementaux et psychiatriques. Reisberg décrit cette échelle comme un outil pertinent pour l’activité clinique, bien corrélé avec plusieurs tests cognitifs et plusieurs items d’un inventaire de plaintes psychiques et somatiques, et corrélé avec l’atrophie et le métabolisme cérébral. De plus, cette échelle, selon l’auteur, est peu sensible aux variations culturelles, de niveau d’éducation et de niveau socio-économique (Reisberg et al., 1982). Alors, faut-il remercier nos législateurs de remettre cette échelle au premier plan ?
Analyse critique de l’échelle de Reisberg
Un des premiers inconvénients de cette échelle publiée en 1982 est son ancienneté. Tout d’abord, cette échelle utilise les repères psychométriques de l’époque et se base sur des évaluations datées comme la WAIS-R (1981) dont l’étalonnage psychométrique ne correspond plus à notre population actuelle. Ensuite, Rikkert et al. (2011) rappellent que cette échelle se base sur des données physiopathologiques et des modèles théoriques de la maladie d’Alzheimer qui datent de plus de 20 ans. L’échelle de Reisberg a-t-elle une pertinence aujourd’hui, à l’heure de l’essor de la neuroimagerie, des nouveaux critères de la maladie d’Alzheimer, du diagnostic biologique ?
La GDS présente également quelques faiblesses sur le plan méthodologique. Eisdorefer et al. (1993) retracent le tout début de la construction de cette échelle : la première volonté de l’équipe de Reisberg était de décrire « une observation phénoménologique systématique » des symptômes chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, ainsi que chez d’autres personnes présentant des troubles de la mémoire liés à l’âge. De fait, il n’y a pas de mention claire des méthodes psychométriques utilisées pour corréler les sept stades aux paramètres cliniques spécifiés dans l’échelle. De plus, Eisdorefer et al. (1993) indiquent que différents éléments d’observations sont utilisés pour relever les troubles comportementaux selon les stades, sans homogénéité.
Reisberg décrit une corrélation entre la GDS et 13 des 19 items cognitifs du inventory of psychic and somatic complaints of the ederly (citée dans Reisberg et al., 1981). Mais, d’une part, cet inventaire est très peu utilisé en pratique clinique, et d’autre part, les items non corrélés sont problématiques. Les items non corrélés recoupent, entre autres, la difficulté à retrouver le mot approprié (« has difficulty recalling appropriate words and names »), avoir à vérifier ce qui a été fait (« has to check and double check what he does »), avoir des difficultés à reconnaître ses proches (« has difficulty recognizing close relatives and friends »), alors que l’anomie, les troubles attentionnels et mnésiques, ainsi que la prosopagnosie sont largement décrits dans la littérature comme des symptômes classiques de la maladie d’Alzheimer.
Enfin, certaines études ont exploré les stades définis par cette échelle, cherchant à analyser si les mêmes symptômes étaient retrouvés aux mêmes stades et si ces stades se succédaient bien dans cet ordre. Si, globalement, les stades décrits recoupent effectivement les symptômes étudiés dans la maladie d’Alzheimer, il existe tout de même des incohérences fines, mais importantes. Ainsi, pour Overall et al. (1990), deux symptômes n’appartiennent pas à un stade spécifique, mais sont présents dans toutes les phases précoces de la maladie. Il s’agit des symptômes « anxiété/dépression » et « trouble du sommeil ». Or, dans la GDS, nous retrouvons l’anxiété aux stades 3 et 6 et les troubles du sommeil n’apparaissent qu’au stade 6. De plus, les symptômes liés aux changements dans la personnalité interviennent dès les premiers stades pour Overall et al. (1990) alors qu’ils apparaissent plus tardivement dans la GDS. L’étude de Eisdorfer et al. (1993) retrouve des troubles de l’alimentation et des difficultés à réaliser la toilette dès le stade 5 alors que la GDS suggère une apparition plus tardive, au stade 6 « some assistance with activities of daily living ». Cette étude confirme également une différence dans la dynamique d’apparition des symptômes : les troubles psychiatriques et fonctionnels seraient plus précoces et la vitesse d’évolution des symptômes serait également différente.
Ainsi, la GDS comporte, d’une part, une imprécision concernant la méthode psychométrique utilisée pour construire l’échelle et d’autre part, des défaillances pour recouper des symptômes clefs de la maladie d’Alzheimer et pour situer avec justesse l’étape où se trouveraient les patients dans leur maladie.
La maladie d’Alzheimer : une succession prévisible de symptômes ?
Certaines études alertent sur le postulat de départ de cette échelle ; le fait que la maladie d’Alzheimer se développe par stades successifs, chacun de ces stades regroupant un ensemble de symptômes. Par exemple, dans la tentative d’Overall et al. (1990) de recouper les mêmes stades que l’équipe de Reisberg, ce dernier ne retrouve pas exactement les mêmes groupes de symptômes, ni le même nombre de stades. Selon leurs observations, aucune échelle de stade ne ferait consensus. De plus, certaines échelles ont évolué au cours du temps et se sont complexifiées.
Eisdorfer et al. (1993) et Overall et al. (1990) insistent sur le fait que le postulat de départ de cette échelle n’a pas été évalué, à savoir une progression linéaire de la maladie, une interdépendance des troubles cognitifs, fonctionnels et comportementaux, et de l’intégrité neuro-anatomique. De fait, cette échelle suggère une certaine homogénéité de la maladie d’Alzheimer alors que la littérature fait consensus sur son caractère hétérogène et ses causes multiples (Knopman, 2021). De nombreux facteurs interviennent dans l’évolution de la maladie et dans l’ordre d’apparition des symptômes (Rikkert et al., 2011). Par exemple, il existe de grandes différences dans les stades d’évolution entre patients jeunes et patients plus âgés (Rikkert et al., 2011). Selon ces auteurs, il n’y aurait donc pas d’intérêt clinique à évaluer les patients pour les situer dans des stades d’évolution. Cet outil pourrait même être délétère, dans le sens où les caractéristiques individuelles ne seraient plus prises en compte.
Qualités psychométriques de l’échelle de Reisberg
D’autres études ont réévalué les qualités psychométriques de cette échelle. Premier souci, selon Rikkert et al. (2011), aucune étude de la fiabilité inter-coteurs n’aurait été menée. La faisabilité n’aurait été évaluée qu’en termes de temps et non en termes de disponibilité en fonction de la langue, contrairement à la CDR, applicable dans 14 langues différentes. Selon ces mêmes auteurs, la taille de la population de l’étude de validation est insuffisante (n=36) et les caractéristiques démographiques ne sont pas suffisamment décrites.
Concernant la validité de cette échelle, celle-ci a été comparée à d’autres échelles de stades, elles-mêmes de validité douteuse, ce qui renvoie à « un raisonnement circulaire » (Rikkert et al., 2011). Selon Eisdorefer et al. (1993), la validité étudiée par Reisberg et al. (1982) ne peut être qualifiée que de « validité indirecte », car les études de validation à leur connaissance ne se sont appuyées que sur des techniques psychométriques et d’imagerie. Selon ces mêmes auteurs, une bonne validité reviendrait à conduire des études cliniques longitudinales prospectives avec des évaluations standardisées des variables cognitives et non cognitives suivies d’une confirmation neuropathologique du diagnostic de la maladie d’Alzheimer. De fait, la GDS ne démontre pas des qualités psychométriques suffisamment solides.
Alors, faut-il utiliser à nouveau l’échelle de Reisberg ?
La réponse est non ! Cette échelle présente plusieurs inconvénients pour la pratique clinique en 2022. Construite en 1982, elle n’est plus utilisée dans nos consultations et sa validité peut être remise en cause après quarante ans de connaissances accumulées sur la maladie d’Alzheimer. Ensuite, la méthodologie employée pour construire cette échelle est imprécise et ses qualités psychométriques sont insuffisantes. Enfin et surtout, si l’utilisation d’une échelle de stade est déjà peu pertinente dans la prise en soins des patients présentant une maladie d’Alzheimer – elle le sera encore moins pour juger de l’habileté à la conduite automobile.
Bibliographie
American Psychiatric Association. (2013). DSM 5 diagnostic and statistical manual of mental disorders.
Eisdorfer, C., Cohen, D., Luchins, D., & Gorelick, P. (1993). ” An empirical evaluation of the Global Deterioration Scale for staging Alzheimer’s disease”: Reply.
Rikkert, M. G., Tona, K. D., Janssen, L., Burns, A., Lobo, A., Robert, P., … & Waldemar, G. (2011). Validity, reliability, and feasibility of clinical staging scales in dementia: a systematic review. American Journal of Alzheimer’s Disease & Other Dementias®, 26(5), 357-365.
Haute Autorité de Santé. (2018). Patients présentant un trouble neurocognitif associé à la maladie d’Alzheimer ou à une maladie apparentée. Saint-Denis La Plaine: HAS.
Knopman, D. S. et al. Alzheimer disease. Nat Rev Dis Primers 7, 33 (2021).
Overall, J. E., Scott, J., Rhoades, H. M. et Lesser, J. (1990). Empirical scaling of the stages of cognitive decline in senile dementia. Topics in geriatrics, 3(4), 212-220.
Reisberg, B., Ferris, S. H., Schneck, M. K., De Leon, M. J., Crook, T. H. et Gershon, S. (1981). The relationship between psychiatric assessments and cognitive test measures in mild to moderately cognitively impaired elderly [proceedings]. Psychopharmacology bulletin, 17(1), 99-101.
Reisberg, B., Ferris, S. H., de Leon, M. J. et Crook, T. (1982). The Global Deterioration Scale for assessment of primary degenerative dementia. The American journal of psychiatry. Vol(n°), p. ?
Reisberg, B et al. (1997). Clinical global measures of dementia : position paper from the international working group on harmonization of dementia drug guidelines. Alzheimer Disease and associated disorders, 11(suppl. 3), 8-18.
Weschler, D. (1981). Wechsler Adult Intelligence Scale-Revised Manual. Psychological Corporation
Auteures de l'article
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Chloé LAZERAS & Marie BONNET
Neuropsychologues Institut des Maladies Neurodégénératives clinique (IMNc) de Bordeaux pour le Groupe de travail COGniSECURaut
Crédit Photo : Photo de eberhard grossgasteiger