Photo des docteurs Renard, Moreaud et Belliard

Le point sur… les aphasies primaires progressives

A l'occasion du séminaire MA2 dédié aux syndromes focaux, nous avons interrogé 3 spécialistes des aphasies primaires progressives.

A l’occasion du séminaire MA2 dédié aux syndromes focaux, nous avons interrogé 3 spécialistes des aphasies primaires progressives. Antoine Renard (AR), à gauche sur la photographie, est orthophoniste et titulaire d’un Master 2 Recherche en neuropsychologie. Passionné par les troubles acquis du langage, il exerce actuellement en cabinet libéral auprès de patients souffrant d’affections neurodégénératives. Le Dr Olivier Moreaud (OM), au centre, est neurologue et responsable du CMRR de Grenoble. Le Dr Serge Belliard (SB), à droite, est neurologue et responsable du CMRR de Rennes.

Les troubles du langage inaugurent occasionnellement une maladie neurodégénérative. C’est cette situation qu’on désigne sous le terme d’aphasie primaire progressive (APP). Quand évoquer une APP devant une plainte cognitive ? 

SB – L’APP doit être évoquée dès lors que le patient rapporte, souvent de lui-même, une plainte que l’examinateur fera préciser comme un authentique trouble du langage. Des difficultés à retrouver les noms des personnes ou d’objets, à comprendre les mots, à faire des phrases… se distinguent d’un trouble de mémoire épisodique qui se traduit par des difficultés à se souvenir des épisodes récents et à enregistrer des nouvelles informations. 

AR – La mémoire au jour le jour est préservée et les patients rapportent aisément des éléments d’actualité. Il est important de vérifier avec l’entourage l’absence de modifications comportementales et émotionnelles marquées. Attention car l’anxiété et la dépression sont fréquents lorsque l’on devient aphasique.

OM – L’APP est remarquable car les patients conservent une bonne autonomie au quotidien, ce qui tranche avec les scores souvent très bas aux tests cognitifs en rapport avec les troubles du langage.

L’évaluation du langage en consultation mémoire peut guider le clinicien et contribuer à la démarche diagnostique en attendant une évaluation orthophonique exhaustive. Comment évaluer de façon informelle le langage ? Quels outils utilisez-vous et conseillez-vous en consultation médicale ?

OM – En attendant une évaluation orthophonique exhaustive, la démarche diagnostique des APP s’effectue en deux temps : d’abord l’anamnèse, puis des tests de dépistage qui servent à confirmer les hypothèses issues de l’interrogatoire et à orienter les explorations ultérieures.

L’évaluation commence ainsi dès l’entretien avec le patient, et vise à repérer le manque du mot et les perturbations aphasiques (discours laborieux, paraphasies phonémiques et sémantiques, agrammatisme, dyssyntaxie). L’étape conversationnelle doit être longue en laissant le temps au patient de s’exprimer pour obtenir un échantillon de discours suffisant.

AR – Le deuxième temps de l’évaluation est celui du dépistage. On conseille alors des outils simples et rapides qui testeront la dénomination de personnes célèbres ou d’objets (idéalement de basse fréquence, de fruits ou d’animaux exotiques), la répétition, la compréhension, la lecture ou l’écriture de quelques mots. Récemment un outil complet de dépistage rapide, simple à administrer et normé, a été spécifiquement construit pour détecter les troubles du langage en consultation mémoire. Il s’agit du DTLA® (Macoir et al., 2017). 

Tous ces tests simples sont utiles à la détection et à la classification d’une APP, mais servent aussi à repérer la détérioration éventuelle du langage dans les affections plus diffuses, comme la forme typique de la maladie d’Alzheimer, la démence à corps de Lewy, les formes comportementales de DLFT et les démences vasculaires

SB – Dans tous les cas cette évaluation préalable du langage permettra de nuancer les scores obtenus aux tests cognitifs de débrouillage (comme le MMSE, la BREF, les 5 mots, la MOCA,…), afin d’éviter les interprétations et conclusions hâtives. De nombreux patients atteints d’un variant sémantique d’APP (ou démence sémantique) sont confondus avec une maladie d’Alzheimer. La faiblesse de l’interrogatoire et une mauvaise interprétation des tests de mémoire épisodique (comme le RLRI16) sont le plus souvent en cause.

Quelles avancées majeures retenez-vous dans le domaine des APP au cours des dernières années ?

OM – La première avancée remonte à 2011, avec la publication des critères dits de Gorno-Tempini. Ces critères distinguent 3 formes d’APP: non-fluente agrammatique, sémantique et logopénique ; ils permettent de classer la majorité des patients sur des critères cliniques et d’imagerie, et de prédire avec une bonne fiabilité la neuropathologie sous-jacente (tauopathie, TDP43pathie, et Alzheimer, respectivement). 

SB – Si cela semble avoir peu d’intérêt en l’absence de traitement spécifique à telle ou telle anomalie biologique, cela permet de mieux préciser le pronostic et les symptômes auxquels il faudra être vigilant à court terme. Mais ces critères consensuels sont toutefois amendables car ils omettent au moins 2 variants d’APP bien documentés, le variant dit « mixte » et la variant dénommé « apraxie de la parole ». Il reste également de nombreux cas qui ne correspondent pas aux critères définis.

AR – C’est exact. Et de nombreux progrès restent encore à faire concernant la classification clinique des APP et la caractérisation des troubles linguistiques. Il est maintenant nécessaire de dépasser l’approche sémiologique des troubles du langage en intégrant l’approche cognitive, à l’aide d’outils spécifiquement construits et normés pour déterminer l’origine réelle des perturbations linguistiques. 

Et toutes les études, même d’imagerie ou de physiopathologie en retireront les bénéfices puisque les erreurs de classifications de patients induisent des erreurs d’interprétation quant aux profils d’imagerie, anatomo-fonctionnels, voire physiopathologiques sous-jacents. L’erreur classique est de classer un patient « logopénique » parce qu’il a une compréhension en apparence préservée à un test en réalité peu sensible, alors qu’il est en réalité « sémantique ». Il reste pour cela encore du chemin à parcourir.

OM – Une deuxième avancée majeure que nous pourrions citer est le fait que la plupart des méta-analyses et des études publiées confortent l’intérêt d’une prise en charge orthophonique basée sur le déficit cognitif à la base du trouble aphasique.

AR – Le nombre de publication sur la prise en charge non-médicamenteuse des APP a connu en effet un essor considérable. Les données montrent que tous les variants bénéficient positivement d’une prise en charge linguistique, dès lors que celle-ci est ciblée et qu’elle utilise les outils validés en neuropsychologie cognitive. Et l’intégration des aidants dans le processus de prise en charge (avec des formations qui doivent être spécifiques puisque les difficultés et besoins ne sont pas les mêmes que dans la MA, la DFT ou dans l’Aphasie Vasculaire) montre également des résultats en améliorant significativement la communication au quotidien et la qualité de vie.

Les indications de la rééducation orthophonique restent imprécises dans le domaine des maladies neurodégénératives. Quand faut-il et quand ne faut-il pas prescrire une rééducation orthophonique ? Préconisez-vous une rééducation orthophonique chez un patient ayant une maladie d’Alzheimer débutante sans trouble du langage évident ?

OM – Un patient doit être orienté vers un Orthophoniste (dans l’idéal habitué à diagnostiquer et à suivre ce genre de pathologie) dès lors que se pose la question d’un éventuel trouble du langage, de la parole, de la voix, de la communication ou de la déglutition, et quelle que soit la pathologie dégénérative.

Les troubles du langage peuvent être au premier plan (APP), au second (MA typique) et dans certains cas, seule la communication peut être affectée (DFT). 

SB – Une évaluation exhaustive sera dans tous les cas un atout considérable et servira de ligne de base pour une évaluation de contrôle et/ou de point de départ pour une prise en charge spécifique (du moment qu’elle ne met pas le patient en échec ou qu’elle ne renforce pas l’anxiété).

AR – Il peut aussi être intéressant de préconiser une prise en charge orthophonique chez un patient ayant une MA débutant sans trouble du langage évident. En complément de la psychoéducation, d’un atelier mémoire ou d’un accueil de jour, on s’orientera alors sur la mise en place d’un agenda. En effet, les données montrent qu’il est bénéfique pour un patient MA (et pour son entourage) de le mettre en place selon des procédures validées en neuropsychologie cognitive (voir Coyette & Deroux, 2010). L’orthophoniste et/ou le neuropsychologue sensibles à ces approches seront alors des alliés de choix. La fréquence du suivi (idéalement 2 séances par semaine, par session d’1 ou 2 mois) permettra également à l’orthophoniste de tenir le neurologue/gériatre au courant de tout nouvel événement clinique reflétant l’évolution de la maladie.